Le grain de sable...

« On a toujours besoin d’un plus petit que soi » moralise La Fontaine et même quand ce plus petit s’avère être un fâcheux grain de sable. Pour vous le prouver, « nous l’allons montrer tout à l’heure ».
Le grain de sable...

La baronne Staffe, grand soit son nom d’emprunt (elle était à la ville, Blanche Soyer), ne nous indique pas dans ses Usages du monde : règles du savoir-vivre ce qu’il faut faire quand, au cours d’un dîner prié, notre cuillère rencontre un cheveu dans le potage. Quelle que soit la décision prise, en faire un spaghetti ou un pataquès, l’incident restera plus en tête que les conversations tenues ce soir-là. 

C’est ainsi. Le grain de sable a toujours le dessus sur l’engrenage bien huilé. Il est le point d’ancrage du souvenir, l’anecdote qui fait rire.

Les screwball comedies, ces irrésistibles comédies hollywoodiennes des années 30, en ont fait un usage intensif et, le plus étonnant, c’est que ces vieilles poussières dans l’œil fonctionnent encore aujourd’hui à merveille. Pour s’en persuader, on se rappellera (ou on se dépêchera de découvrir) Cary Grant en robe de chambre de femme dans L’Impossible Monsieur Bébé de Howard Hawks.

Mais les grains de sable les plus efficaces sont ceux qui déboulent sans crier gare. Chacun de nous en possède un stock en mémoire, les siens propres mais aussi ceux des célébrités : Nancy Reagan se cassant la figure ; Ella Fitzgerald interrompue en plein concert par des cigales chantant à tue-tête lors du Festival de jazz d’Antibes Juan-les-Pins de 1964. La célèbre chanteuse décida d’improviser avec elles un scat d’anthologie. The Cricket Song devint un standard de son répertoire.

Et puis, il y a l’irrésistible version d’Are you lonesome tonight ? enregistrée lors du concert du 22 août 1969. Une choriste accompagne ce soir-là the King. C’est Cissy, la mère de Whitney Houston. Ses vocalises sont telles qu’Elvis est pris d’un fou rire inextinguible qui rebondit en cascade, qui nous éclabousse gaiement à chaque fois que nous le réécoutons. Presley ne termine qu’à grand peine sa chanson tandis que Cissy, impeccable, n’a pas fait une fausse note. À eux deux, ils ont concocté un imparable remède à la mélancolie.


Oui, certes, ces grains de sable addictifs ne sont rien face aux sursauts violents et vulgaires du monde, mais ils nous apportent le rire, une respiration, la joie de pouvoir les partager. Ils sont un baume au cœur, un héritage à chérir. Pourquoi diable nous en priverions-nous ?

Cary Grant en robe de chambre dans L’Impossible Monsieur Bébé de Howard Hawks © Flickr.